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        M.D. ne veut pas répondre aux questions. Ses amis se taisent comme si 
        dans cette affaire personne n'avait rien à dire ou ne voulait rien me 
        dire.Il traverse les gares et les aéroports sans bagages ni personne avec 
        lui. Les documents qu'il rapporte sont effrayants. Il s'est passé quelque 
        chose là-bas qui donne envie de rire et de se taire. Brown devait sortir 
        un long article sur ce voyage. Il dit partout qu'il n'en voit pas le bout, 
        qu'il ne comprend rien à ce qui s'est passé. En septembre 95 ils étaient 
        ensemble à Paris, M.D. était en pleine forme, son plan de travail bien 
        traçé, son matériel complet. Il m'a même envoyé des roses la veille de 
        son départ. A Djakharta beaucoup de bonne humeur : Brown m'a raconté qu'ils 
        ont perdu toute une journée à la recherche d'un fox à poils blancs pour 
        la photo de kashmir qui marmonait sans arrêt en riant :"Je vais faire 
        Tintin en Indonésie ! " Je 
        ne l'ai pas vu depuis son retour . J'ai trouvé dans ma boîte un paquet 
        de notes manuscrites et les tirages des photographies avec ce petit mot 
        :"chère collègue c'est à vous que je pense pour l'édition savante ." Il 
        aurait confié à Brown que pendant les séances de pose avec les indigènes 
        il ne pensait à rien de particulier mais que mon nom lui revenait souvent. 
        Je n'ai jamais eu de relations étroites avec lui . J'avais fait sa connaissance 
        quelques mois avant son départ lors d'un colloque où je suis intervenue 
        . Il m'a demandé un exemplaire de la communication que vous connaissez. 
        Je l'ai trouvé aimable. Mais ses yeux vous percent, parfois malicieux 
        parfois bizarres. Il sait presque tout. On ne voit pas ses faiblesses. 
        C'est déstabilisant. vous savez... Je 
        me suis mise au travail dès le mois de janvier. Mes propres recherches 
        sur les apparitions divines dans la Grèce antique m'avaient préparées 
        à l'étrange. Je venais de parcourir l'album américain de Malcolm's Kirk 
        sur la Nouvelle-Guinée. Ma première réaction a été de rire : un type aussi 
        sérieux qui se transforme en épouvantail d'un seul coup....Vous avez vu 
        ses rides? On le déshabille, on le noircit, on le blanchit, on le couvre 
        de haillons, les mains encombrées de breloques ! Et ses commentaires imperturbables 
        ? C'est le livre qu'il me faut pour chasser l'hiver mes idées noires, 
        quand les dimanches seront glauques ...Rassurez-vous , je comprends ce 
        qu'il attend de moi. Je n'ai aucune difficulté avec les textes : introduire 
        quelques repères généraux , trouver une carte , bâtir un lexique , faire 
        un peu d'Histoire , dégager le processus d'accumulation et de répartition 
        des signes, mettre à jour une symbolique des relations entre les individus 
        et les groupes , construire un modèle d'interprétation , souligner les 
        ambiguités , mesurer les contradictions selon les différents contextes 
        , révéler ce que l'analyse scientifique peut dégager d'implicite.... Mais 
        tous ces portraits me dérangent et m'embrouillent . Trop intimes ! Qui 
        regarde-t-il ? Si j'étais folle , je croirais que j'ai pris ces photographies 
        moi-même , que je l'ai déguisé moi-même , que je l'ai fait et défait tout 
        au long des prises de vues. Vous avez vu comme il change ? On passe du 
        crétinisme au sublime ! Voyez la photo avec la plume : j'en ai mal au 
        coeur ! D'ailleurs j'ai fait un cauchemar cette semaine, moi qui n'en 
        fais jamais. J'étais dans un monde tout blanc et froid. d'un seul coup 
        le voilà qui se trouve devant moi . Je baisse les yeux et je m'aperçois 
        que mes vêtements sont frippés et sentent la transpiration . Je me réveille 
        en sursaut . Je n'ai pu déjeuner qu'après une heure de promenade au Luxembourg 
        ou j'ai passé le temps à fumer une cigarette en regardant les balançoires. 
        Quand j'aurai fini ce travail, faites lui comprendre que je ne peux plus 
        le voir . De toutes facons je retourne en province où ma mère a besoin 
        de moi...Gilda S. |